Bienvenue chez les Moches

Quelque part, sur un monde préservé, ces gens vivaient heureux ...

Chroniques Impromptues
14 min ⋅ 18/02/2025

Bienvenue chez les Moches

Je vivais depuis quatre mois déjà dans ce village dohrien. Le soir, j’avais pris l’habitude d’aller sur les sentiers, enchanter mes poumons de l’air pur et odorant de la forêt toute proche. Parfois, d’élégants et peu farouches herbivores au pelage bleuâtre se laissaient observer, broutant à quelques pas dans la pénombre, jusque devant ma porte.

Le centre de contrôle était implanté en altitude dans une zone aussi sauvage que verdoyante, à proximité du sommet depuis lequel l’hyper-radar numéro un toisait la région de son immense parabole. Les autres sites étaient répartis sur toute la planète, si bien que chaque trajet en magnéto-jet me donnait une nouvelle occasion de survoler les étendues de ce monde où la civilisation avait su se fondre dans la nature.

Ici, comme partout ailleurs sur Dohr, chacun était affecté au poste qui lui convenait le mieux. L’enthousiasme professionnel de mes collègues faisait plaisir à voir. Nous nous levions le matin, assurés de consacrer notre journée aux tâches qui nous plaisaient dans un décor de verdure éternelle. Nous recevions tous une rémunération identique et suffisante, indépendante de notre emploi et de notre rang. La société Dohrienne n’accordait pas plus de valeur à l’universitaire surdiplômé qu’au charpentier habile de ses mains, de sorte que toute notion d’ambition paraissait incongrue.

Comment ne pas apprécier ces êtres qui vivaient si bien ensemble ? Certes, ils étaient tous moches… ou plutôt, puisque je ne dérogeais pas à la règle, nous étions tous moches. Seulement, voilà : moi, j’avais du mal à supporter la chose. En conséquence, et malgré une durée d’abstinence que d’autres auraient jugée démesurée, je prenais grand soin de ne pas me faire remarquer plus que nécessaire de la gent féminine. Les paupières tombantes et la peau aussi flasque que rougeoyante de ces dames ne stimulaient aucunement mes ardeurs.

***

Ce matin-là, les autres techniciens étaient déjà partis en mission. Tark et moi avions pris un peu plus de temps pour terminer notre tasse de “Brol”. Tark était notre chef d’équipe, le plus grand, mais surtout le plus compétent d’entre nous. J’aurais parié qu’il était capable de désassembler et réassembler un hyper-radar sans consulter le moindre manuel.

Lorsque le dernier de nos collègues eut passé la porte, il avala une gorgée de breuvage et souleva bien haut la chair de sa paupière droite à mon attention, sorte de clin d’œil dohrien.

— Alors Gornok, toujours solitaire ? Ça fait quatre mois que tu as rejoint l’équipe et on ne t’a jamais vu en galante compagnie. Il y a pourtant de belles demoiselles parmi nous.

Je me disais que je devais bien être le seul sur Dohr à avoir conscience de notre mocheté collective. Je serais passé pour un bien curieux personnage si j’avais avoué préférer m’enfuir au fin fond de la forêt plutôt que de recevoir un baiser d’une de ces demoiselles qui émoustillaient tant Tark.

— Mes études me laissent peu de loisirs. J’aimerais bien intégrer les équipes qui travaillent sur l’amélioration des technologies d’hyper-détection.

— Tu es le gars le plus solitaire que je connaisse. C’est un signe de dépérissement qui pourrait nécessiter un changement d’affectation. Sais-tu qu’en tant que responsable, je suis censé signaler les cas de risques psychosociaux ?

Pour autant qu’elle ne m’eût encore jamais effleuré l’esprit, une telle éventualité aurait anéanti tous les efforts accomplis pour arriver ici. Je pris un air désolé sans omettre de bouger les paupières en conséquence.

— Je ne m’en rends pas compte. Le travail me passionne. Je ne vois plus passer le temps.

— Le temps n’est pas extensible. Tu devrais en profiter tant que tu en as.

Il me fallait rassurer Tark. D’un nouveau mouvement, je laissai retomber mes longs cils sur mes yeux en signe de compréhension.

— Tu as raison, je vais m’efforcer de m’offrir un peu plus de distractions. Peut-être me reprocheras-tu bientôt de perturber les rêves de ces dames.

Je n’en avais évidemment aucune intention. Tark étira ses grandes lèvres rosacées dans ce qui était pour lui un sourire amical.

— Je t’aime bien Gornok. Tu es un bon camarade, et étonnamment compétent après tout juste quatre mois. J’espère que tu surmonteras vite cette tendance à la solitude.

Tark resta silencieux, m’observant un moment pour vérifier que l’expression de mon visage correspondait à ce que je venais de lui raconter. Il parut rassuré. Comme notre “Brol” avait sournoisement refroidi, nous renonçâmes à finir nos tasses. Le travail nous attendait. Nous embarquâmes à bord de notre magnéto-jet, en direction de l’hyper-radar que nous devions réviser à quelques milliers de kilomètres de là.

***

Au cours de la semaine qui suivit, je sortis le soir à plusieurs reprises. Je devais donner le change, éloigner les éventuels soupçons de Tark ou de quiconque.

Je pris un plaisir certain à fréquenter le pub du village, me joignant aux consommateurs et autres fêtards. Quelques dames dohriennes m’envoyèrent des signes que d’autres auraient jugés encourageants. Je m’arrangeais simplement pour qu’elles voient en moi un benêt bien incapable de comprendre leurs avances. Certaines furent de sympathiques partenaires, d’autres des adversaires de qualité dans tous les jeux que l’on pratiquait ici. Mais à aucun moment, même égayé par les breuvages du cru, leurs rougeurs de peau, pas mieux que leurs mouvements de paupières coquins, ne réveillèrent ma libido en berne.

Chaque fois, je rentrais seul à pied en suivant les sentiers à la lueur de la grosse lune orange de Dohr. J’achevais de m’enivrer de la brise nocturne en circulant entre les bosquets et les habitations, sortes de huttes recouvertes de terre sur lesquelles la végétation reprenait ses droits. Immanquablement, au moment d’ouvrir ma porte, je levais la tête vers l’infini de l’espace et les étoiles.

***

De grands orages avaient éclaté la nuit précédente. Un des hyper-radars de l’hémisphère sud avait cessé d’émettre. Tark nous avait chargés, Orthar et moi, d’aller le réparer. Orthar était un “gars” sympathique, dynamique et toujours joyeux à l’idée de partir en intervention.

S’installant aux commandes de notre magnéto-jet, il me gratifia d’un démarrage en trombe qui le fit exploser de rire. Il monta en flèche, direction la stratosphère, avant de stabiliser l’engin à l’horizontale pour le plus gros du trajet, puis il redescendit soudainement en s’esclaffant encore jusqu’au moment où, au ras du sol, il revint à une vitesse presque raisonnable. À plusieurs reprises, des animaux sauvages traversèrent sous notre nez, lui offrant l’occasion de quelques écarts brutaux qui l’amusèrent beaucoup.

Au pied de l’hyper-radar, Orthar leva les yeux et les ramena à moi avec un sourire radieux. La position de ses paupières exprimait une forme d’intense jubilation.

— La foudre a grillé les antennes du transmetteur. Il faut qu’on grimpe là-haut. J’adore escalader les radars.

Sans plus de préliminaire, Orthar s’accrocha à l’échelle technique. Il entama son ascension en se tenant d’une main, son sac à outils dans l’autre. Je n’avais plus qu’à le suivre, sans oublier mon propre balluchon. Pour ma part, je l’enfilai correctement, car j’avais besoin de mes deux bras.

Avec la hauteur, le panorama sur les prairies de Dohr gagnait en magnificence. L’herbe, encore luisante de la rosée du matin, brillait à perte de vue sous le soleil rasant. Je luttais de mon mieux contre le vertige qui m’envahissait.

Orthar atteignit bien avant moi le module de transmission. Il s’assit satisfait sur une potence, laissant balancer ses jambes dans le vide pour m’attendre. Il ne résista pas à me taquiner :

— Tu devrais t’entraîner à l’escalade Gornok. Tu es drôlement lent.

J’attrapai volontiers la main garnie de longs doigts poilus qu’il me tendit en riant pour me hisser à ses côtés.

La réparation en elle-même ne posa aucun problème. Quelques minutes plus tard, nous étions installés victorieux sur une haute poutrelle, en train d’arroser le travail accompli. Orthar appréciait sans équivoque cette boisson fermentée dont la tradition de nos équipes exigeait d’avoir toujours une bouteille dans chaque sac à dos. Sans doute, aurais-je dû éviter d’en consommer autant que lui.

Si la légère ébriété ainsi acquise me fit oublier le vertige, la descente fut néanmoins plus hasardeuse que la montée. Il ne me restait plus que cinq ou six mètres d’échelle lorsque mon pied se coinça entre deux barreaux. Je basculai en avant dans un cri d’impuissance.

L’herbe tendre amortit le plus gros de ma chute. Cependant, au son du craquement qui accompagna une vive douleur à ma jambe droite, je compris que je n’allais plus marcher normalement avant un certain temps.

Comme je me retrouvais allongé sur le dos, Orthar se précipita pour s’enquérir de mon état. J’entrevoyais ses yeux inquiets sous ses grands sourcils tombants.

— Jambe cassée mon ami ?

— Jambe cassée !

Orthar parcourut l’horizon d’un regard circulaire comme à la recherche d’une solution. L’immensité désertique de la montagne s’étendait à perte de vue.

— Il faut que je te ramène jusqu’au magnéto-jet. OK pour y aller en t’appuyant sur moi ?

À sa façon de m’aider à me lever, puis de prendre soin à ce que le déplacement me soit le moins pénible possible, je devinais qu’il était un être bienveillant, sensible à la douleur que j’éprouvais et soucieux de ne pas m’en infliger davantage.

Orthar m’installa sur le siège passager et attacha mes sangles avec toutes les précautions. La position m’éviterait de trop souffrir de ma fracture. Après qu’il eut refermé le cockpit sur nous, le discret sifflement de la turbine éclipsa celui du vent. Attentionné, il adopta un style de pilotage beaucoup plus souple qu’à l’aller pour nous emmener vers la stratosphère. J’en profitai pour admirer le panorama sur la planète. Contrairement à d’autres, où l’urbanisation obscurcissait l’horizon de son gris de fumée, sur celle-ci, la nature paraissait infinie et sereine. On devinait à peine une ville au loin. Les Dohriens ne bâtissaient pas de gratte-ciel ou autres grands buildings. Leurs édifices recouverts de terre et de végétation se fondaient dans le paysage. Le type des véhicules en service rendait inutile la construction de larges voies de circulation bétonnées. Seul l’astroport se distinguait par la morne couleur de sa dalle et le métal scintillant des vaisseaux qui l’occupaient.

Une fois la vitesse de croisière atteinte, Orthar tourna vers moi sa grosse face rougeaude et inquiète.

— Je vais t’emmener au dispensaire de notre village. C’est ma sœur qui le dirige. Tu ne pourrais pas être en de meilleures mains.

Cette dernière péripétie risquait de compromettre ma mission. Après tout, rien ne m’assurait qu’en cas d’intervention chirurgicale ma véritable nature ne serait pas percée à jour…

***

Acquérir la langue n’avait pas été un problème. Mais, il m’avait fallu accepter ma nouvelle apparence et apprendre à me mouvoir dans ce corps de mammifère humanoïde dégingandé. Avec le recul, je ne saurais dire ce qui fut le plus difficile entre, par exemple, marcher sur mes jambes filiformes ou frapper sur un clavier avec mes doigts trop allongés. Il m’arrivait encore de pester lorsque j’oubliais de jouer des arcades et que la chair flasque retombait devant mes yeux en me plongeant dans le noir… ou plutôt dans le rouge vif, puisque ma peau se marbrait de toutes les nuances de cette couleur.

Les chirurgiens m’avaient assuré que tout serait réversible. On me rendrait visage et corps humain dès mon retour sur Terre. Pour autant, au vu de la perfection de la transformation, je m’inquiétais quant à la possibilité de revenir sur une telle prouesse médicale. Il ne me restait qu’à espérer en croisant les — longs − doigts, et goûter l’instant présent dans l’étonnante douceur de vivre sur ce monde.

Bien entendu, il avait été fait en sorte que je sois affecté à une équipe d’entretien des hyper-radars. Ces merveilles de technologie constituaient les pièces maîtresses de la défense dohrienne. Leur secret bien gardé mettait Dohr à l’abri de toute tentative d’invasion. Aucune flotte n’aurait pu approcher son hyperespace sans être détectée. Si cela se présentait, les paraboles émettraient des séquences de brouillage et les systèmes de navigation des envahisseurs perdraient aussitôt tous leurs repères. Ces derniers émergeraient en des points aléatoires de la galaxie, dispersés à des milliers d’années-lumière de leur destination initiale.

Pour autant, les compagnies financières qui régentaient l’Union Solaire estimaient les ressources minières du sous-sol Dohrien indispensables au maintien d’une croissance économique acceptable. Elles n’entendaient pas s’en laisser priver par une bête douzaine de radars alors que nous disposions de la flotte spatiale la plus puissante qui fut. C’est ainsi que fut échafaudé le plan dont j’étais la cheville ouvrière.

Bientôt, ma puce sous-cutanée vibrerait. Ce serait le moment de mettre à feu les charges que j’avais eu tout loisir, grâce à mon travail, de placer sur chacun des pylônes. J’avais dissimulé mon transmetteur sous une des lames du plancher de mon domicile. Au signal, il me faudrait le récupérer et déclencher les explosions dans les trois heures. La glorieuse et puissante flotte terrienne n’aurait plus alors qu’à franchir l’hyperespace en toute sécurité.

Évidemment, les dohriens avaient une armée. Mais leurs militaires étaient peu nombreux et une histoire plutôt paisible leur avait donné peu d’occasions de s’entraîner. La victoire sur un peuple aussi faible, si peu agressif, serait une simple formalité.

La conformation climatique de ce monde en ferait une colonie agréable à vivre. Bientôt, Dohr et tout son système appartiendraient aux terriens. Nous y construirions de magnifiques cités avec de grands buildings et de vraies maisons sans végétation par-dessus. Nos astroports accueilleraient des vaisseaux en provenance de toute la galaxie, venant récupérer le minerai ou déposer des touristes et des hommes d’affaires. En tant qu’artisan de cette victoire, je deviendrais riche et honoré et, surtout, je retrouverais mon apparence humaine.

Si les Dohriens n’avaient pas la stupidité de résister, et de nous obliger à les massacrer, nous pourrions en faire des employés convenables et peu coûteux. Sinon, nous parquerions les survivants dans des réserves.

***

Toute fuite pour me soustraire à une probable intervention chirurgicale sur ma jambe cassée était exclue, d’une part parce que je ne l’aurais pas pu, d’autre part du fait qu’Orthar m’avait accompagné jusqu’au dispensaire. En bon collègue et ami, il avait tenu à rester à mes côtés jusqu’à ce que je fusse pris en charge.

Un infirmier hirsute était venu me chercher et se mit à pousser mon fauteuil à roulettes le long du couloir. Je passai le temps du trajet à espérer que les chirurgiens terriens avaient bien pensé à tout, que mon squelette ou quelque autre particularité oubliée ne me trahirait pas. L’inquiétude me rongeait lorsque mon chariot bouscula les portes de la salle de soins.

Une lumière m’aveugla ! Une main détourna le projecteur. Je déduisis que cette personne en blouse blanche dont le visage se barrait d’un sourire aussi extra-terrestre que bienveillant était la sœur d’Orthar. Ses grands yeux globuleux, fendus d’une pupille horizontale, rayonnaient d’une joyeuse et sympathique verdeur. C’était donc cet être improbable qui allait réparer ma jambe.

— Voyons l’étendue des dégâts. Sois tranquille, je ne fais que regarder. Ça n’est pas douloureux.

La langue dohrienne ne connaissait pas le vouvoiement. Je compris toutefois à ses inflexions, qu’en tant que collègue de son frère, la rouge doctoresse me considérait avec un surplus de bienveillance.

Soudain, d’un geste aussi sec qu’imprévisible, elle remit mes os en place. Je n’eus pas eu le temps d’avoir mal. Elle émit un rire de satisfaction dont l’intonation me rappela Orthar.

— Tout est repositionné. Maintenant, je vais immobiliser ta jambe. Tu ne devras pas essayer de marcher avant plusieurs jours, même avec des béquilles. Mon frère m’a dit que tu vivais seul. Tu n’auras qu’à habiter chez nous tant que tu n’auras pas retrouvé ton autonomie. Je te ramènerai avec moi quand j’aurai fini les soins des autres patients.

***

Et voilà comment je me retrouvai invité chez Orthar et sa sœur Liaa sans avoir pu piper mot. Ils partageaient leur domicile avec leur vieille mère grabataire qui passait ses journées dans un fauteuil à bascule. Ils la déplaçaient selon l’heure afin qu’elle profite au mieux du soleil.

Je n’étais pour ma part guère plus mobile. Par chance, la pièce où j’avais été installé, et d’où je ne pouvais pour l’instant sortir sans aide, disposait d’une large fenêtre donnant sur la vallée. En guise de compagnie, j’avais celle des herbivores sauvages qui s’approchaient pour brouter sous mes yeux.

J’avais passé la journée à contempler le ballet de la nature et de ses habitants, bercé par le murmure du vent et le chant discret des créatures alentour. La grande lune commençait à envahir l’horizon lorsque Liaa revint du dispensaire. Elle s’assit près de moi pour palper ma blessure. Ses mains étaient chaudes et la texture de sa peau plutôt agréable. Je crois que le trouble que je ressentis ne lui échappa pas. Elle sourit à sa façon.

— Tu me regardes étrangement. Me trouverais-tu jolie ?

La question était aussi directe qu’emplie de fraîcheur. Je n’imaginai pas faire autrement que de confirmer cela sans faire preuve de mauvaise éducation selon mes critères terriens.

— Attention, me lança-t-elle dans un rire exotique, mon frère est très à cheval sur les principes… Viens, appuie-toi sur moi. Je vais t’emmener manger avec nous dans la salle commune. Tu devrais pouvoir te déplacer jusque-là maintenant.

Ce fut une agréable soirée au cours de laquelle la vieille maman, qui avait encore toute sa tête, se plut à me raconter quelques anecdotes autour de l’enfance d’Orthar et Liaa. Certaines embarrassèrent Orthar qui répéta plusieurs fois qu’elle radotait, mais elle n’en eut cure. Liaa rigolait et m’adressait de temps à autre un mouvement de ses grosses paupières, synonyme de clin d’œil complice.

***

Le matin suivant, j’entendis Orthar déplacer le fauteuil de sa mère puis refermer la porte derrière lui en partant travailler. Je m’étais redressé dans mon lit pour regarder le soleil se lever sur la vallée lorsque Liaa entra dans ma chambre, enveloppée dans un peignoir blanc.

— Tu as bien dormi ? Ta jambe te fait moins mal ?

J’acquiesçai d’un sourire, et j’oubliais pour le coup d’ajuster les mimiques de mes paupières. Liaa n’y prêta pas attention. Elle avait d’autres idées en tête.

— Mon frère est parti et maman ne viendra pas nous déranger. Puisque tu me trouves jolie, nous allons pouvoir nous accoupler !

Liaa envoya valdinguer son peignoir d’un geste aussi enthousiaste que décidé. Ma formation d’espion ne m’avait pas préparé à cela. Je n’eus pas le loisir de m’interroger quant à l’érotisme de sa nudité flasque et rougeâtre sur silhouette d’humanoïde dégingandée. Elle se pressait déjà contre moi et me prodiguait toutes sortes de caresses inédites. Son odeur était agréable. Par une sorte de miracle, le contact de sa peau éveilla en moi un désir bien réel, pas seulement motivé par plusieurs mois d’abstinence. La suite fut, j’imagine, conforme à ce qu’il se passe entre deux Dohriens de sexe opposé en de telles circonstances. Il serait inélégant pour un terrien de bonne éducation d’en raconter plus ici.

Lorsque nous fûmes tous deux rassasiés de sensations, Liaa me quitta pour rejoindre son dispensaire. Je ne saurais évaluer le temps qu’il me fallut pour me remettre de ces émotions nouvelles. Des heures, sans doute. Les effluves enivrants de ses phéromones imprégnaient mes narines et prolongeaient mon état d’extase dans une langueur délicieuse. Nombre d’idées bizarres me submergeaient l’esprit. Je venais de faire l’amour avec un être extra-terrestre, plutôt peu conforme aux canons officiels de la beauté humaine, et cela m’avait diablement plu.

Comme j’en avais maintenant l’autorisation, je parvins à me lever et à parcourir quelques mètres avec l’aide de mes béquilles. Encore quelques jours et je pourrais retourner à mon domicile, prêt à agir lorsque ma puce sous cutanée m’en donnerait le signal. Ni la reconnaissance que j’éprouvais envers Orthar ni mon aventure avec sa sœur — péripétie classique de la vie d’un espion — ne devaient prendre l’ascendant sur ma mission. L’hyper-radar numéro un, qui se pavanait au loin de l’autre côté de ma fenêtre, devrait être détruit comme tous ses semblables sur la planète. C’était mon devoir de terrien loyal.

Le soleil déclinait, étirant ses lueurs dorées sur le paysage. Une sorte de biche au poil bleu frisé broutait l’herbe verte à quelques mètres de la maison. Elle s’échappa d’un bond gracieux lorsqu’un petit enfant dohrien, sorti d’on ne sait où, courut vers elle les bras écartés. Malgré la bonne isolation sonore de la hutte, j’entendis son rire cristallin avant qu’il ne s’en retourne et ne disparaisse comme il était venu.

Orthar rentra le premier. Il s’empressa de prendre de mes nouvelles, savoir si ma journée s’était bien passée, si je ne trouvais pas le temps trop long. Je le rassurai et le remerciai sans pouvoir m’empêcher de me demander ce qu’il adviendrait de lui lorsque mes compatriotes auraient envahi son monde.

Puis Liaa arriva à son tour. Elle posa ses affaires et me décocha un regard coquin avant de s’enquérir très professionnellement de l’état de ma jambe. L’auscultation terminée, elle s’approcha et murmura dans mon oreille.

— On remet ça demain matin ?

Pas un instant, je n’aurais pu imaginer une réponse négative.

***

Un matin attendu, au goût de bonheur volé. Le bruit de la porte qui se referme derrière Orthar. Les pas légers de Liaa dans le couloir. Son visage qui se dessine dans l’entrée de ma chambre. Malgré la structure particulière de ses yeux, je devine sans peine la gourmandise qu’ils expriment. Elle vient se glisser dans ma couche, colle son corps tout chaud contre le mien. Nous savourons l’instant et laissons nos cœurs impatients se mettre au diapason. La caresse de ses longs doigts sur mon buste plissé se fait délicieuse. Le parfum de sa peau se fait capiteux. Elle me veut. Je la désire. Le temps que durent nos ébats ne se mesure pas. Il est de toute façon insuffisant. Enfin, elle retombe sur le dos dans un soupir d’aise.

— Il va falloir que nous parlions de nous à Orthar, lâcha-t-elle en se levant déjà. Et à Maman aussi.

***

Et voilà que je me retrouvais à nouveau seul avec, de l’autre côté de ma fenêtre, les premiers rayons du soleil sur les prairies perlées de rosée.

C’est alors que cela arriva : la puce implantée sous mon aisselle droite se mit à vibrer plusieurs fois. Je ne m’y attendais pas si tôt. J’aurais voulu goûter encore un peu à ce bonheur improbable. Mais le devoir m’appelait : l’invasion de ce monde par la flotte terrienne nécessitait mon intervention. Il me fallait retourner illico à mon domicile officiel, soulever la latte, récupérer le transmetteur et appuyer sur le bouton rouge qui déclencherait les explosions.

D’ici trois heures, deux cents croiseurs embarquant chacun des centaines de chasseurs-bombardiers et des milliers d’hommes de troupe entreraient dans l’hyperespace. Les hyper-radars neutralisés, ils ressortiraient dans le système dohrien seulement quelques minutes plus tard. Le sort en serait jeté. Les forces dohriennes qui auraient la mauvaise idée de résister seraient anéanties par notre prodigieuse puissance. Après ça, outre les récompenses annoncées, on me rendrait enfin ma belle forme humaine.

Malgré l’effort que cela impliquait, je devais, d’une façon ou d’une autre, parcourir pas loin de mille mètres de chemin en pente jusqu’à ma hutte. Cet acte de courage ferait de moi un héros sur Terre.

Lorsque je passai sur mes béquilles devant la vieille mère de Liaa, celle-ci s’étonna de me voir m’escrimer de la sorte.

— Où vas-tu comme ça Gornok ? Tu n’es pas encore rétabli. Tu pourrais tomber et te faire mal.

— Pas de souci “Maama”, j’ai juste besoin de prendre l’air. Tout ira bien.

J’éprouvai une forme de culpabilité à laisser cette femme âgée derrière moi. Les premières dizaines de mètres furent rapidement parcourues. La suite, compte tenu du dénivelé, se révéla plus délicate. Mes bras filiformes n’étaient pas aussi endurants que ceux de mon corps de terrien. Je compris vite qu’il me faudrait adopter un rythme plus tranquille si je voulais arriver à destination sans m’étaler.

Il me restait environ trois cents mètres lorsque, essoufflé, je fus contraint de m’accorder une pause. J’avais appuyé mon dos contre un arbre bienvenu, à un endroit qui m’offrait un splendide panorama sur la nature dohrienne. La douleur dans ma jambe se réveillait. Des points blancs troublaient ma vision. J’avais besoin de reprendre un peu de forces.

Le gamin que j’avais vu la veille courir après la biche vint tout d’un coup se planter devant moi, comme surgi de nulle part. Il souleva ses grosses paupières au-dessus de deux grands yeux inquiets.

— Tu ne te sens pas bien, Monsieur ? Tu veux que je t’aide à revenir chez toi ?

— Ça va aller petit. Tu es gentil.

— Tant mieux Monsieur. Je n’aime pas quand les gens sont malades.

Et il disparut comme il savait si bien le faire.

Que cette vallée était jolie. Que ce monde était paisible. Que ce peuple était chaleureux. Qu’allaient donc en faire mes compatriotes lorsque je leur en aurai ouvert le chemin ? Qu’adviendrait-il des Dohriens qui oseraient résister ? Que deviendraient Liaa et sa famille ?

Une fraction de seconde remit en cause toute mon existence. Ma décision était prise !

Plus question d’appuyer sur le bouton. Nul Terrien ni Dohrien ne serait blessé. La flotte terrienne allait juste s’égarer, s’éparpiller dans l’hyperespace. Il faudrait des années, peut-être des dizaines, aux moins chanceux pour que tous les croiseurs retrouvent le chemin du système solaire. Mais personne ne mourrait. Et pendant ce temps, le petit enfant dohrien continuerait à grandir au milieu des biches bleues.

J’avais récupéré assez de force pour faire demi-tour vers ma nouvelle vie avec Liaa.

Arrivé devant la hutte, je levai les yeux vers l’hyper-radar de la région. Ce bel ouvrage, ainsi que tous ceux disséminés sur la planète, allait nous protéger des envahisseurs.

Ou pas !

Une explosion embrasa le ciel de fin d’après-midi. Des débris incandescents se répandirent sur les forêts alentour. Des incendies se déclarèrent.

Comment avais-je pu être assez stupide pour ne pas m’en douter ? J’aurais dû deviner qu’une telle mission ne pouvait reposer sur un seul homme. D’autres avaient reçu la même que moi. Au moins, l’un d’entre eux l’avait menée à bien. Il n’y avait plus rien à faire.

Lorsqu’elle arriva en catastrophe, Liaa me trouva prostré dans l’herbe devant sa hutte.

— Que fais-tu là dehors, me dit-elle ? Ne va pas attraper mal. Il y a eu assez de malheur pour aujourd’hui.

Elle pleurait à chaudes larmes. Et pour cause, la guerre avait tué son premier Dohrien en la personne de Orthar.

— Il travaillait en haut d’un hyper-radar quand les explosions ont eu lieu. Toutes en même temps. C’est un sabotage. Je n’ai plus de frère. Il ne me reste que toi.

Le silence. Juste ses sanglots. Je la tenais contre moi sans savoir que faire. Je n’étais responsable de rien. Pourtant, je ne m’étais jamais senti aussi coupable.

— Ne nous attardons pas ici. Le village est exposé. Ils vont vouloir détruire le centre de gestion.

— Qui ça “ils” ?

— Peu importe. Tout ça annonce une invasion. Emmenons ta mère et partons nous cacher dans la montagne.

***

Comme je le redoutais, les Dohriens tentèrent de résister. Le fracas de leur vaine opposition ne résonna qu’un instant. Leurs faibles troupes furent anéanties en un éclair, balayées par la brutalité de nos armées.

Leurs militaires vaincus, certains civils crurent encore à l’illusion de la révolte. Mais les Terriens, rompus à toutes les guerres, n’avaient ni patience ni clémence pour une guérilla naissante. Nul ne prit le temps de distinguer ceux qui tenaient une arme de ceux qui levaient les mains. Le ciel s’ouvrit en un déluge de feu aveugle, et des millions de vies furent emportées dans un souffle de braise.

En moins d’un mois, la surface de cette belle planète fut livrée au néant. Là où s’étendaient jadis des prairies ondoyantes et de charmantes bourgades, il ne restait que des cratères béants, un sol balayé par des bourrasques chargées de cendres et de deuil. Les rares survivants furent parqués dans des réserves insalubres, oubliés de tous, sinon du vent qui gémissait sur leurs terres profanées.

*******

Épilogue

Nous avons aménagé de notre mieux une hutte à flanc de montagne. Elle est confortable et bien camouflée, dissimulée dans un manteau de verdure où déjà des arbres prennent racine.

Le mois dernier, nous avons eu la surprise de voir arriver le petit enfant Dohrien et sa famille. Ils se sont installés tout près de nous. Ce sont désormais nos voisins et amis. Quelques autres nous ont rejoints ensuite. Nous pouvons espérer vivre ici en paix tant que la région ne révélera aucune richesse intéressant les Terriens.

Malgré la période trouble, la perte de son frère puis de celle de sa mère submergée par la vieillesse et le chagrin, Liaa se reconstruit peu à peu. Je crois pouvoir dire que nous sommes heureux tous les deux.

Elle a même retrouvé le sourire maintenant que son ventre s’arrondit. C’est un miracle compte tenu de mes origines, mais le fait est là : nous allons être parents. Si c’est un garçon, elle m’a fait promettre de l’appeler Orthar.

Je me demande à qui, ou plutôt à quoi notre enfant va ressembler. Il vaudrait mieux que je trouve le courage de parler sérieusement à Liaa avant qu’il ne naisse…

FIN

Tous droits réservés par l’auteur

Chroniques Impromptues

Par René HERMITE

Comme de nombreux auteurs, René HERMITE a commencé à écrire avant de savoir lire. Cela lui valut, à l’âge de trois ans, une bonne réprimande, car la tapisserie de la chambre venait juste d’être refaite.

Plus tard, alors qu’il était pardonné et qu’il terminait brillamment son CE1, son papa lui offrit un tout petit livre de science-fiction intitulé Prisonniers du soleil. Ajoutons là-dessus la lecture du Petit Prince, et ce fut la révélation : il serait écrivain ! Saint Exupéry ou rien !

Bon, ça, c’était au début. Ensuite, il se mit à lire des trucs genre Hara-Kiri, Fluide Glacial et Métal Hurlant (râââ ce film…), puis Pierre Desproges, qui le conduisirent à un certain éclectisme. Il considère Les Écritures de Cavanna comme une œuvre ésotérique majeure et Les Rois Maudits reste son roman historique préféré. La nuit des temps, puis le film Bienvenue à Gattaca laissèrent de sérieuses empreintes, et lorsqu’il tomba sur Dune, il le relut trois fois avant de s’arrêter.

Il se dit dans les milieux autorisés que la musique rock et les balades à moto l’ont aussi influencé. Ce qui est sûr, c’est que l’on retrouve dans ses écrits et, dernièrement, dans son roman Améon, toute la poésie, l’humanité, mais aussi l’humour et le goût de du très très lointain que lui ont apporté toutes ces expériences.