La Dernière Mission du Diable

Bientôt, des millions, peut-être des milliards périraient. Les civilisations rendues à leurs instincts s’anéantissaient enfin avec la certitude qu’il ne sortirait aucun vainqueur de ce stupide et merveilleux affrontement...

Chroniques Impromptues
14 min ⋅ 22/04/2025

La Dernière Mission du Diable

Immobile derrière la verrière panoramique du patrouilleur L-666,il scrutait la Terre en contrebas. Continents et océans s’illuminaient d’éphémères tâches écarlates tandis que des hordes de nuages cendreux se livraient bataille. Bientôt, des millions, peut-être des milliards périraient. Les civilisations rendues à leurs instincts s’anéantissaient enfin avec la certitude qu’il ne sortirait aucun vainqueur de ce stupide et merveilleux affrontement.

Il aurait dû se délecter de cette apocalypse tant espérée. Pourtant, son silence trahissait une inquiétude. Une ombre obscurcissait son regard.

Encore auréolée des vapeurs de son bain de braises, Lilith traversa la salle des commandes. Elle prit un malin plaisir à le frôler et le titiller des effluves de son parfum sulfureux. Sa fragrance leur rappelait à tous deux les exquises senteurs de Vulcanis, leur planète natale.

Lilith termina sa parade d’une main brûlante posée sur l’épaule de son équipier. Il ne bougea pas, impassible à ce rituel familier. Des siècles de complicité autorisaient de tels jeux, et bien d’autres.

— Notre temps touche à sa fin, ma douce amie. Les hommes n’ont plus besoin de nous. Ils font le mal mieux que nous n’aurions jamais pu l’imaginer. Ils sont experts, et ils s’acharnent.

Deux tasses de café fumaient sur le rebord de la baie vitrée. Observer ces êtres à l’espérance de vie ridicule, ces “mortels” à la folie inventive, leur avait appris à apprécier quelques-uns de leurs usages. Lilith porta à ses lèvres le noir breuvage.

— Voudrais-tu dire que nous n’avons plus rien à faire ici, mon beau Lucifer ?

Le sourire désolé qu’il lui adressa découvrit ses longues canines blanches.

— Je me plais sur ce monde, Lilith. J’ai aimé le charme de ces terres emplies de chaos. Je ne suis pas pressé de recevoir les félicitations, ni d’être affecté à une autre planète. Depuis longtemps, je minimise nos succès dans mes rapports au commandement. Cette fois, il me sera difficile de dissimuler les extrémités auxquelles nos champions en sont arrivés. Ils éprouvent de telles pulsions, une telle ardeur à faire le mal, que j’en reste admiratif. Leur besoin de nuire à leurs semblables les obsède au point qu’ils en oublient les conséquences pour eux-mêmes. J’ai la faiblesse de m’être attaché. Je crains de trouver moins de saveur à nos prochaines missions.

Au-delà des vitres, les étoiles luisaient, indifférentes à la déchéance des hommes. Lilith, un sourire carnassier aux lèvres, extirpa du bout de la langue un fragment de chair coincé entre ses dents, vestige d’une récente gourmandise.

— Je me souviens de ton compte rendu de l’an 1498. Déjà, tu minimisais les actions de Torquemada en le décrivant comme un être sans rigueur et trop enclin au pardon. Tout cela pour justifier la prolongation de notre apostolat en ces lieux. Ton amour de la Terre remonte à bien longtemps, n’est-ce pas ?

— Je ne peux rien te cacher, ma douce Lilith. J’aime cette planète. Je l’aimais avant même que les Romains n’eussent l’idée de crucifier des gens le long des routes. Je n’ai cessé de tout faire pour qu’en haut lieu on ne considère pas notre mission comme terminée.

Lilith passa une main bienveillante dans le dos de Lucifer. Elle aurait voulu le réconforter.

— Tu as fait tout ce que tu pouvais. Nous sommes allés au bout du possible. Nous allons devoir accepter de quitter ces peuples merveilleux.

— C’est inéluctable. Mais je ne partirai pas sans m’offrir un ultime plaisir.

Lilith regarda son ami dans les yeux. Un éclat au fond de ses pupilles fendues trahissait le brasier dans sa chair, le feu qui les animait.

— Tu veux redescendre sur ce monde ? Ne t’es-tu pas suffisamment épuisé la dernière fois ? Ce “Hitler” a bien failli remporter le défi que tu lui avais lancé. J’ai cru ne jamais retrouver tes belles certitudes après le doute qu’il sema dans ton esprit. Par chance, les humains ont continué sans toi, multipliant les monstres par leur propre folie.

Lucifer abandonna sa tasse vide et posa une main sur l’épaule de Lilith.

— Cette fois, je ne défierai personne. Je choisirai la plus altruiste, la plus généreuse des âmes. Je la séduirai, la pervertirai. À son insu, j’en ferai une bête d’égoïsme et d’intolérance. Elle sera mon chef d’œuvre, le bouquet final de notre mission. Je m’offrirai de ces mortels un ultime et magnifique spectacle.

Lilith passa un de ses ongles acérés sur le ventre de Lucifer.

— Et moi, pendant ce temps ? As-tu pensé à moi ? Dois-je languir dans l’ennui tandis que tu t’amuses ? Qui sera là pour satisfaire mes désirs charnels ? Qui m’aimera avec cette ardeur sauvage que seul toi sais m’offrir ?

Il se contenta de déposer un baiser sur la peau rougeâtre de son cou.

— Je te fais confiance pour trouver à t’occuper avec les humains.

Et comme il était taquin en plus d’être cruel, il ajouta un clin d’œil.

— Et n’oublie pas d’éteindre la lumière des coursives si tu quittes le vaisseau après moi1.

***

Louise chargeait les camions depuis le lever du soleil. Du haut de sa toute-puissance, l’astre étincelant ne l’épargnait guère. Elle n’avait cure de la sueur sur son charmant visage bronzé, que jamais elle n’avait jugé utile de maquiller. Elle ne fléchissait pas, poussée par une détermination farouche. Les sacs de riz pesaient davantage à chaque levée, mais ses bras ciselés par des jours de labeur refusaient la fatigue.

Le huitième camion s’apprêtait à partir ravitailler les sinistrés éparpillés aux confins des déserts maudits. Autour du camp la poussière tourbillonnait en multiples colonnes, mais Louise persistait, déterminée. Au soir, ses compagnons la rejoindraient sous la khaïma dressée en retrait pour échafauder les plans du lendemain. Elle ne prendrait aucun repos tant qu’il resterait un grain à distribuer.

Dans ce campement spartiate, son nom était porteur d’un improbable espoir. Certains, au sein de la petite ONG, murmuraient qu’elle aurait dû gouverner ce monde brisé, abattre les tyrans et rétablir une paix depuis longtemps oubliée. Mais évidemment, cela n’était qu’utopie. Le pouvoir, férocement gardé par des classes avides, restait hors d’atteinte. Ces rêves demeuraient des mirages, des illusions privées de lendemain.

Alors qu’il subsistait une trentaine de sacs à transférer, elle éprouva le besoin de s’asseoir, de se rafraîchir de quelques gorgées d’eau. Elle laissa échapper un soupir teinté de déception en introduisant la main dans son balluchon : sa gourde, mal fermée, s’était vidée sur ses autres affaires. Toute à sa résignation, elle ne s’alarma même pas du scorpion jaune qui détala de sa besace.

— Oserais-je vous proposer un peu de la mienne ?

Un homme de belle apparence lui tendait une bouteille. Sa casquette kaki protégeait un crâne rasé de près, mais, lorsqu’il baissa ses lunettes de soleil, elle découvrit la bienveillance sur son sourire avenant. Il devait avoir la quarantaine et sa silhouette dynamique n’était pas que le résultat du transport des sacs de riz. Elle accepta la proposition en riant.

— Je crois que vous avez déjà osé. Et je vous en remercie. Seriez-vous nouveau ? Je ne vous ai jamais croisé dans le camp ?

— Je suis arrivé ce matin. J’étais militaire, mais mon unité a été détruite dans un oued, pas très loin. Mes compagnons ont tous été massacrés. J’ai préféré déserter plutôt que de rejoindre mes lignes. Je suis las de verser le sang de gens inconnus et de risquer ma vie pour d’opaques raisons. Personne ici ne me trahira, n’est-ce pas ?

Elle rit de plus belle. Il en profita pour apprécier les ondulations du T-shirt trempé de sueur sur sa poitrine menue. Elle lui tendit une main en guise de bienvenue.

— Je suis Louise, Louise Grunberg. Comment vous appelez-vous ?

L’homme sourit à son tour. Il baissa la tête en acceptant la main tendue.

— Eduardo. J’étais le sergent Eduardo Del Fuego. Mais cela n’a plus d’importance dans ce qui reste de notre monde. Seuls les prénoms compteront pour nous.

Louise dévisagea Eduardo, ou plutôt Lucifer.

Elle le trouva beau.

Leurs regards se croisèrent.

Elle ne s’expliqua pas cette brève sensation de chute.

Elle savait, c’était une évidence, qu’elle pouvait lui faire confiance, le mettre dans ses confidences.

— Nous allons sauver ce monde, lui dit-elle. Bientôt, cette guerre ne sera qu’un mauvais souvenir. Dans chaque pays, des camarades travaillent dans le même sens. Les gens sont tellement usés par les haines qu’ils commencent à comprendre. Les puissants devront accepter que les peuples ne les suivent plus dans leurs folies.

Eduardo posa une main apaisante sur la cuisse de Louise. Tout humain qui se serait risqué à cela, aussi séduisant fût-il, en aurait été pour une bonne paire de gifles. Mais cela ne valait pas pour le fascinant Lucifer. Il sonda sa proie d’un regard empathique.

— Vous allez avoir une réunion avec vos amis ce soir. Présentez-moi à eux, intégrez-moi dans votre équipe et je vous garantis que votre ONG aura des moyens dont vous n’avez jamais osé rêver. Je vais vous aider à sauver ce monde, Louise.

Les yeux de la jeune femme rayonnaient de bonheur.

Elle aimait Eduardo.

Elle, qui ne s’en était jamais souciée, venait de trouver l’amour au moment où elle s’y attendait le moins.

— Rejoins-nous à dix-neuf heures précises, Eduardo. Avec toi, nous allons mettre fin à ce cauchemar.

Elle approcha son visage du sien et succomba à l’attirance de ses lèvres. Lucifer pensa que cette terrienne embrassait plutôt maladroitement, voire que son haleine n’était pas des plus agréables. Il décida qu’il lui apprendrait à corriger tout cela. Son regard s’attarda sur elle.

Le jeu venait de commencer. Lucifer savourait par avance chaque instant à venir.

***

Ils étaient six sous la tente, réunis dans un calme étrange. Au début, l’harmonie qui soudait la petite assemblée indisposa Lucifer, mais il décida de prendre sur lui pour ne rien bouleverser. Au bout de quelques respirations, il arriva même à se sentir bien, chose plutôt remarquable pour un être friand de discorde et de complots.

Keryn, l’Irlandaise les accueillit en servant de bonnes rasades d’un jus de fruits frais. Ishan, son ami Indien, apporta un panier rempli de petits gâteaux à la cardamome. Natachka, la Russe, et Adèle, la Française disposèrent des coussins de leur fabrication autour d’un grand tapis usé.

Lucifer résolut l’étape des présentations par le biais d’une onde télépathique, suffisante pour transmettre l’essentiel. Il mit ainsi tout le monde en confiance.

— Bien, fit Louise. Nous aurions besoin de beaucoup plus de nourriture et de médicaments pour secourir les populations dans les zones qui nous sont attribuées. Mais nous n’en aurons jamais assez. Nous ne pouvons que répartir au mieux nos maigres ressources. Il faut définir des priorités.

D’un geste de la main, Eduardo établit le silence. Il tenait une occasion en or de faire un coup d’éclat.

— Nous pouvons facilement obtenir la nourriture et les médicaments qui nous manquent. Il y a une autre ONG implantée à une centaine de kilomètres d’ici. Je sais que leur entrepôt regorge de tout ce dont nous avons besoin. Préparons un raid pour la nuit prochaine. Nous n’aurons qu’à massacrer quelques gardiens peu méfiants.

Sans douter de sa domination mentale, il ponctua sa tirade d’une œillade complice à une Louise déjà conquise. Alors que tous souriaient béatement, Natachka se releva d’un bond.

— Quelle fantastique idée, les amis ! Nous allons pouvoir faire le bien dans notre zone. Pourquoi devrions-nous nous soucier des autres hein ? Eduardo, tu es divin.

Lucifer s’autofélicita de l’efficacité de son charme. Il nota au passage la plastique attrayante de la jeune Russe qui ne portait qu’un short en jean minimal et un haut de maillot de bain. Coquetterie suprême, un symbole “Peace and Love” accroché par une chaîne à son cou pendait devant sa poitrine. Envoûter ces êtres faibles avait été un jeu d’enfant. Il ne lui restait qu’à faire de Louise, Natachka et leurs amis des criminels endurcis.

À la grande satisfaction de Lucifer, qui commençait même à trouver tout cela un peu trop facile, Louise s’inquiéta d’un détail d’organisation.

— Il faudrait nous procurer des armes si nous voulons éliminer les gardiens, non ?

— Je sais où il y en a, intervint Natachka. J’ai repéré un groupe de soldats morts pas très loin d’ici, dans un oued. Ils ont dû tomber dans une embuscade. Donnez-moi un 4x4, quelques heures, et je vous ramène leurs équipements.

— Tu ne peux pas t’aventurer seule dans le désert, fit Adèle, je vais t’accompagner.

D’un signe amical, Natachka empêcha la Française de se lever.

— Tu es gentille Adèle, mais Eduardo a été militaire. Il connaît le terrain. Ce sera plus sûr si c’est lui qui vient avec moi.

Lucifer ne s’attendait pas à cela. Mais après tout, il pouvait bien laisser Louise quelques heures, et saisir l’occasion de cette escapade impromptue avec une autre belle terrienne à pervertir. Louise ne perdrait rien au change. Elle aurait sa damnation en temps voulu.

***

Un mince filet d’eau rougeâtre serpentait entre les lauriers roses dans le lit profond de l’oued. Natachka et Eduardo stoppèrent le pick-up à l’ombre bienvenue d’un acacia. Les oiseaux, occupés à dépecer la dizaine de corps qui gisaient là, s’envolèrent, dérangés par leur arrivée.

Ces derniers n’eurent guère à chercher pour trouver les armes des soldats. Ils ramassèrent pas moins de sept fusils d’assaut, des grenades et des pistolets automatiques ainsi que quelques poignards, qu’ils entassèrent à l’arrière du véhicule.

— Et voilà, fit Natachka en s’adossant à la voiture. Nous avons tout le nécessaire pour réussir notre opération de bienfaisance.

La sueur faisait reluire son épiderme cuivré. Le soleil pouvait-il donner autant de charme aux peaux humaines que la braise à celle de Lilith ? Que faisait-elle en ce moment ? Un sentiment inconnu gagna Lucifer. Aurait-elle pu lui manquer ?

Lorsque Natachka se rapprocha d’Eduardo, Lucifer se félicita de la qualité de sa métamorphose. En aucun cas il n’aurait voulu effrayer si pulpeuse créature. Et à en croire le sourire aguicheur qu’elle lui adressa, il se dit que le piège était parfait, qu’aucun être dans l’univers ne percerait jamais sa vraie nature. Ignorante âme en perdition, l’ingénue provocatrice glissa un doigt dans le col du T-shirt d’Eduardo. Elle l’attira contre elle.

— Que penserais-tu de nous offrir un peu de réconfort avant d’aller retrouver nos amis ?

Bon diable, Lucifer s’en serait voulu de ne point lui accorder sa damnation alors même qu’il n’avait pas esquissé le moindre charme. Il devait juste rester sous les traits séduisants d’Eduardo, garder enfouies son essence infernale et ses odeurs de soufre, et laisser cette mortelle se maudire elle-même. Il frissonna d’aise au constat qu’elle embrassait mille fois mieux que Louise. Et comme elle persévérait, il se sentit gagné par cette récurrente difficulté à conserver son apparence humaine en de telles circonstances. Lorsqu’ils seraient pris dans le feu de la passion, que l’âme de sa proie lui appartiendrait, la malheureuse ne verrait à jamais plus que l’image d’Eduardo. Il suffisait de tenir jusque-là. Il détourna la tête pour qu’elle ne puisse distinguer ses pupilles fendues.

Enfin, l’appétit des corps assouvi, il relâcha tout effort d’apparence et se laissa aller à somnoler quelques instants.

Jusqu’à ce que le cri d’une voix connue le tire de sa rêverie.

— Lucifer ? Mais que fais-tu ici ?

Il ouvrit grand les yeux et se retourna vers Natachka. Ce n’était plus elle !

— Lilith ? Mais c’est à toi qu’il faut le demander ! Pourquoi n’es-tu pas à bord du vaisseau ?

— Tu m’as encouragée à m’amuser avec les mortels, me semble-t-il.

Un fennec, témoin de la scène, estima qu’il en avait assez vu et fila se cacher sous les rochers.

Un silence s’installa, avant que les deux démons n’éclatent de rire. Ils se relevèrent enfin, sans chercher à reprendre leurs formes humaines.

Par le hasard de leurs frasques terrestres, par le jeu des métamorphoses qui leur avait interdit de se reconnaître, Lilith et Lucifer se retrouvaient tous deux dans la voluptueuse fournaise du désert, repus d’une exquise et diabolique extase, humant le délicat parfum des chairs de soldats en putréfaction.

À cet instant, Lucifer comprit qu’il ne pouvait pas se passer de Lilith. Quelque chose en lui s’insurgea contre la séparation qui les guettait si leur mission se terminait. Il ne prendrait pas le risque d’être muté à un bout de l’univers, et Lilith à un autre. En aucun cas, leur mission de perversion ne devait s’achever. En aucun cas ces stupides terriens ne devaient se détruire !

Lilith balaya les alentours du regard, gonflant d’aise ses poumons. Elle préférait mille fois l’amour de son diable à celui de tous ses misérables mortels qu’elle avait damné. Elle se félicitait de l’idée qu’elle avait eue de massacrer ce groupe de soldats pour attirer Eduardo ici. Mais pourquoi cette anormale tristesse sur le visage de Lucifer ?

— Et maintenant ? Que faisons-nous ? questionna-t-elle en observant les oiseaux qui revenaient sur les cadavres.

Lucifer fit quelques pas. Il réfléchissait en tenant sa petite barbe d’une main.

— J’ai fait fausse route ! Je ne suis pas prêt à quitter ce monde. Les terriens ont tant de contradictions que je me suis attaché à eux. Leur chair est si douce que j’ai envie de m’y frotter encore et encore. Je garde l’envie de découvrir des millions de silhouettes aussi désirables que celle de cette Natachka.

Lilith émit un sourire complice, tendrement dubitatif.

— Serait-ce la seule raison de ta détermination ?

Lucifer détourna le regard. Jamais, au grand jamais, il n’avait dévoilé la moindre de ses faiblesses. Il aurait voulu lever les bras et crier, hurler d’une clameur si terrible qu’elle aurait conjuré l’apocalypse. Un oiseau mort s’écrasa à leurs pieds. Enfin, le vent de fin du monde qui sifflait sur les rochers accepta de porter ses blâmables aveux.

— Ma douce et sulfureuse Lilith, je dois reconnaître qu’il me serait bien désagréable d’être séparé de toi. Je ne supporterai pas que notre mission se termine. La surprise que tu viens de me faire n’est qu’une des raisons parmi tant d’autres qui font que je t’apprécie.

Le visage écarlate de Lilith s’étira en un sourire satisfait.

— Alors il faut faire en sorte que notre mission ne soit jamais terminée. Soyons malins…

Du bout du pied, Lucifer poussa un corps vers le fond de l’oued.

— Donnons à ces primates une chance de retourner vers le bien. Faisons d’eux pour un temps des êtres meilleurs. Aidons-les à arrêter de s’entre-déchirer. Ainsi notre hiérarchie continuera à estimer nécessaire notre présence parmi eux… pour les pervertir à nouveau.

Lilith, redevenue Natachka, terminait de reboutonner son petit short.

— Les humains vont nous prendre pour des anges.

— Nous pouvons les laisser y croire.

***

Le vent balayait les cendres du monde. Les ombres qui défilaient sur le désert n’annonçaient aucun orage. À la faveur d’une éphémère éclaircie, un rayon de soleil illumina d’espoir les yeux de Louise.

Dans le nuage de sable soulevé par son 4x4, son bel Eduardo revenait vers elle avec des armes. Le cœur de Louise bondit. Sous peu, il la prendrait dans ses bras, la chérirait, la couverait de son bienveillant regard. Et s’il ne l’embrassait pas assez vite, elle saurait lui arracher ce baiser qu’elle attendait depuis son départ. Ensemble, forts de leur admirable passion, ils s’élanceraient à l’assaut de l’arrogante ONG voisine. Pourquoi se soucier de quelques morts inconnus ? Quelques rafales assureraient le ravitaillement de “son” peuple, ces gens dont elle s’estimait responsable. Tous les autres n’étaient que de misérables bouches inutiles.

Louise et ses amis coururent à la rencontre de leurs sauveurs. Bras levés vers les cieux, ils scandaient des hourras à la gloire d’Eduardo et de Natachka. Mais lorsqu’ils se penchèrent sur le plateau arrière du pick-up, leur joie s’évapora.

— Vous n’avez ramené aucune arme ? Avec quoi allons-nous massacrer nos égoïstes concurrents?

Le chagrin submergea Louise. Son peuple allait avoir faim, souffrir, mourir peut-être, alors qu’il aurait tout bonnement suffi d’éradiquer une ONG voisine pour le ravitailler.

Eduardo arrêta le moteur et sauta à terre. Il enserra la taille de Louise d’un geste si tendre que son contact la rassurait déjà. Avec lui, tout devenait simple.

Lorsqu’il essuya une larme sur sa joue, elle se sentit pousser des ailes, de longues ailes de plumes blanches. D’un souffle tiède, il déposa un murmure dans son oreille :

— Oublie tes tourments jolie Louise. Nous allons apprendre aux hommes à partager ce qu’ils ont. La paix va revenir sur le monde, je te le promets. Et, j’y resterai pour toujours au côté de celle dont je ne saurais me passer.

Touchée en plein cœur, Louise ferma les yeux, le visage blotti contre l’épaule de son Eduardo d’amour.

Le regard de Lucifer se perdit en direction de Lilith. Elle occupait toutes ses pensées, quelle que fût son enveloppe charnelle. Rester auprès d’elle valait bien quelques concessions, toutes provisoires. Et s’il fallait pour cela sauver l’humanité, puis la pervertir à nouveau en une boucle éternelle, alors il en serait ainsi.

D’une onde psychique, il fit oublier à Louise, Keryn, Ishan et Adèle les dernières heures de leurs vies. À aucun moment, ils n’avaient envisagé d’attaquer le campement voisin. Quelle idée saugrenue ! Ils avaient toujours été pacifistes, altruistes et généreux.

— L’amour, les amis. L’amour suffit à nourrir les âmes, à guérir les corps.

Le vent de noirceur était passé, le soleil revenu sur le désert. Keryn parut émerger de ses rêveries. Elle évoqua l’urgence de reconstituer sa réserve de jus de fruits pour filer vers sa tente. Un sourire complice sur les lèvres, Ishan la suivit au prétexte de préparer de nouveaux gâteaux à la cardamome.

Adèle prétendit qu’elle devait vérifier les inventaires en prévision des travaux du lendemain. Elle s’élança vers sa toile, pleine d’enthousiasme, mais stoppa net sa course. Elle avait espéré que Natachka lui emboîterait le pas, lui accorderait enfin les sensuelles faveurs auxquelles elle aspirait depuis qu’elle l’avait aidée à intégrer le camp. Mais, Natachka scrutait le ciel, pensive. Elle marmonna des mots bien étranges.

— Je me demande si j’ai bien coupé la lumière des coursives. J’ai l’impression que nous ne sommes pas près de remonter.

Le chant d’un traquet à tête blanche l’arracha à ses préoccupations. Elle tourna son regard vers Adèle, immobile, les bras ballants. Elle lui sourit et s’avança vers elle, le regard empli de suaves promesses. L’heure était venue de prendre son âme.

Puisque toute l’équipe semblait occupée, Louise attrapa la main d’Eduardo.

— Suis-moi. Allons sous ma tente. Nous avons un peu de temps avant d’aller sauver le monde.

Eduardo sortit un petit paquet de sa poche.

— J’ai des chewing-gums goût menthe extra-fort. Ils sont très désaltérants. Tu en veux un ?

***

Lorsque feu les grandes puissances de l’hémisphère nord ne furent plus que des déserts nucléaires, et après plus de quatre milliards de morts, on se décida enfin à réunir l’Organisation des Nations Unies pour convenir des modalités d’une paix honorable.

Le site de Manhattan n’était plus disponible et, malgré une farouche neutralité, la Suisse n’avait pas échappé aux nuages radioactifs. Aussi, les États choisirent de tenir le congrès au Teatro Colon de Buenos Aires, aménagé en hâte pour l’occasion. Aux Britanniques qui prétendirent qu’il eut été préférable de se rassembler en lieu écarté tel les îles Sandwich, les plus taquins répliquèrent que la coupole originale était une création de Marcel Jambon2.

Louise s’y rendit en tant que présidente élue de la nation du Tendramour, accompagnée de son inséparable conseiller spécial, Eduardo Del Fuego. Évidemment, le pays du Tendramour n’existait pas, mais il avait suffi d’un sort à Lucifer pour que plus personne ne s’arrêtât sur ce détail futile. Louise, elle-même, ne se posait pas ce genre de question, tant les douces caresses de son Eduardo chéri lui faisaient oublier la misère du monde.

Comme l’État du Vatican était représenté, Eduardo se surprit à saluer d’un bonjour aimable le cardinal qu’il croisa en sortant des toilettes. On apprit ensuite que ce dernier, Son Éminence Dialo, avait un regard hébété en regagnant sa place, qu’il avait perdu l’usage de la parole. Un peu comme s’il avait vu le diable.

Eduardo revint s’asseoir au treizième rang, à côté de Louise. Il posa une main tendre sur sa jambe, juste avant que le secrétaire général des Nations Unies n’entamât son discours d’introduction.

— Mesdames et Messieurs, je vous prie de faire silence. Nous sommes ici pour mettre fin à cette guerre atroce qui sème misère et désolation dans le monde entier. Le grand traité dont nous allons ensemble établir les termes sera le garant d’une réconciliation durable. Dans un premier temps, nous mettrons en place des groupes de réflexion. Ensuite, nous mandaterons des commissions sur chacun des thèmes que nous aurons identifiés. Chaque commission devra désigner un rapporteur…

Louise s’était alanguie, tête posée sur l’épaule de son cher et tendre Eduardo. Lui, s’efforçait d’écouter, mais il s’ennuyait déjà. Il s’inquiétait du temps requis par toutes ces procédures. Alors, il se leva et interrompit l’orateur de ses applaudissements.

— Bravo ! Bravo, cher ami. Vraiment, bravo. C’est à nous de faire de cette planète un paradis. Les nations nous font confiance pour les conduire sur les sommets de l’harmonie. Que la paix et l’amour soient sur elles et sur nous tous.

Ce disant, Eduardo avança vers la scène sous les regards approbateurs. Quelques vivats fusèrent. Le secrétaire général, conquis, lui passa son micro. L’heure était arrivée pour Lucifer d’étendre sa bienveillante emprise sur le monde, de sauver les peuples. Rien ne comptait plus que de prolonger sa mission sur la Terre… et se repaître du doux spectacle de Lilith sortant de ses bains de braises pour les siècles des siècles. Il prit un ton solennel.

— Mes amis, nous sommes tous d’accord pour dire que le temps est venu d’unir l’humanité en une seule nation. Chacun, comme chacune, y aura les mêmes droits et les moyens d’exister sans convoiter les biens ou la position d’autrui. Les huissiers vont passer parmi vous et vous distribuer vos exemplaires du magnifique traité que j’ai rédigé pour vous. Signez d’un peu de sang prélevé au bout de votre doigt et retrouvez-moi pour le grand banquet dans la salle de gala. Cela fait, je vous garantis une vie de plaisirs et d’insouciance.

Un homme se dressa au premier rang, furieux, gesticulant pour prendre la parole. Lucifer identifia le représentant de ce qu’il restait de la Chine. Il comprit que l’envoûtement collectif n’avait pas fonctionné sur cet individu. Cela arrivait parfois, car personne n’est infaillible, aussi malin soit-on.

Au fond de la salle, Natachka se leva, tapa dans ses mains pour applaudir le discours d’Eduardo. Par une louable coïncidence, une subite crise cardiaque terrassa l’ambassadeur chinois. Il s’écroula en une ultime convulsion. La colère, imagina-t-on. Les poussées d’adrénaline ne sont jamais bonnes pour les vieux diplomates trop bien nourris. Son suppléant, favorable au nouveau traité, le remplaça au pied levé et signa dans la foulée. L’incident fut vite oublié.

Natachka salua Eduardo d’un hochement de tête complice. Adèle, sa conseillère très spéciale, tout juste élue présidente du Loveland, se tenait près d’elle, sa conseillère très spéciale. Alors oui, le Loveland n’existait pas plus que le Tendramour. Mais Lilith avait pris toutes les dispositions pour que personne ne s’encombrât d’un si futile détail.

Et, comme Louise avait rejoint Eduardo sur scène, Natachka et Adèle en firent autant. Toute l’assemblée se leva pour une longue ovation.

***

Ainsi, la paix et l’harmonie revinrent sur Terre.

Louise Grunberg fut élue Présidente de la nouvelle fédération mondiale. Certes, quelques esprits chagrins lui reprochaient de mâcher des chewing-gums pendant ses discours, mais cela importait peu. Louise était reconnue comme la plus altruiste et la plus généreuse des personnes. Elle désigna Eduardo Del Fuego au poste de conseiller plénipotentiaire et Natachka Grabovska à celui de Première ministre. Cette dernière fit d’une certaine Adèle Granoir sa directrice de cabinet.

Keryn Breathnach et Ishan Simh se lancèrent dans la production de chewing-gums au goût ultra frais à base de fruits et de cardamome. Et cela était plutôt cool3.

Lorsque le pape Kévin 1er décéda dans un malencontreux accident de papamobile, le cardinal Dialo, parfaitement remis de sa dépression après un court séjour en hôpital psychiatrique, fut élu pour lui succéder. Le nouveau pontife affirmait que le diable, redevenu archange, lui était apparu métamorphosé en porteur de lumière.

***

Le patrouilleur L-666 était toujours sur son orbite, impossible à repérer grâce à son système de camouflage. La lumière des coursives avait bien été coupée.

***

Et Lucifer vit tout ce qu’il avait fait, et voici : cela était très bon4.

… Pour l’instant.

***

FIN

Tous droits réservés par l’auteur

1 Oui, parce qu’on a beau être des démons, ce n’est pas Versailles ici.
2 Ndla : véridique. Je ne dis pas que des bêtises.
3 À cet instant, je tiens à remercier M. Cavanna pour l’esprit de ses “Écritures”.
4 Libre adaptation du Livre de la Genèse 1:31 (© Moïse)

Chroniques Impromptues

Par René HERMITE

Comme de nombreux auteurs, René HERMITE a commencé à écrire avant de savoir lire. Cela lui valut, à l’âge de trois ans, une bonne réprimande, car la tapisserie de la chambre venait juste d’être refaite.

Plus tard, alors qu’il était pardonné et qu’il terminait brillamment son CE1, son papa lui offrit un tout petit livre de science-fiction intitulé Prisonniers du soleil. Ajoutons là-dessus la lecture du Petit Prince, et ce fut la révélation : il serait écrivain ! Saint Exupéry ou rien !

Bon, ça, c’était au début. Ensuite, il se mit à lire des trucs genre Hara-Kiri, Fluide Glacial et Métal Hurlant (râââ ce film…), puis Pierre Desproges, qui le conduisirent à un certain éclectisme. Il considère Les Écritures de Cavanna comme une œuvre ésotérique majeure et Les Rois Maudits reste son roman historique préféré. La nuit des temps, puis le film Bienvenue à Gattaca laissèrent de sérieuses empreintes, et lorsqu’il tomba sur Dune, il le relut trois fois avant de s’arrêter.

Il se dit dans les milieux autorisés que la musique rock et les balades à moto l’ont aussi influencé. Ce qui est sûr, c’est que l’on retrouve dans ses écrits et, dernièrement, dans son roman Améon, toute la poésie, l’humanité, mais aussi l’humour et le goût de du très très lointain que lui ont apporté toutes ces expériences.